2021-11-21 23:10:02
Comment faisaient-ils, ces moines, après les coups de sonde dans la fosse pour ne pas s'effarer du désordre et de la laideur ? La Terre a si mal tourné. Et comment faisaient-ils pour ne pas se sentir supérieurs (ce qui eût été un péché) ?
Dehors, les frères se commettent. Dedans, ils se régénèrent. Le mur du monastère est une membrane. Dans la campagne, on appelle cela une haie. La haie délimite et contient, elle sépare les champs, mais n'emmure rien. Le vent, la lumière, les lièvres et les enfants ont l'autorisation d'y passer. L'openfield, géographie du monde global, conduit à l'arrachage des haies. Dans le bocage défini, climat de la grâce. Dans la steppe ouverte, climat de la masse.
La membrane du monastère autorise donc une circulation. Les profanes entrent comme je le faisais ce soir. Les frères sortent en robe, c'est-à-dire en armure, c'est-à-dire exposés, c'est-à-dire offerts. Grandeur des murs ! Beauté des frontières ! Les esprits paresseux déplorent tout rempart. Ils rêvent de terres équarries par les courants d'air. Ils ignorent qu'un rempart contient ses pertuis. Pardonnons-leur, ils ne savent pas ce qu'ils manquent.
*
Le lendemain, je partis. Moi aussi, je passai la ligne. Je retournai dans l'arène aux réduves masqués, chez les miens donc. Je n'avais pas progressé beaucoup dans l'ordre de la foi. La preuve, je rentrais chez moi. Mais je savais que des chanoines étaient disposés là, en ordre de marche, c'est-à-dire éternellement immobiles. Et la certitude de leur présence lointaine et effective et même inaccessible valait peut-être autant que son côtoiement. Ainsi de la certitude que des bêtes magnifiques vaquent dans les forêts : point n'est besoin de les voir si on sait qu'elles vivent.
Les augustiniens se tiennent derrière la membrane de grès. Ils tiennent. Ils répètent les gestes. Ils disent les mots. Ils lisent le livre. Cela ne suffit-il pas ?
Et retrouvant la laideur énorme de la ville, la grande santé de la méchanceté humaine, je savais désormais que ce carnaval hideux n'était pas grave. L'immense expulsion de la haine, la cataracte de foutre et de sang qui s'appelle l'Histoire n'a aucune importance. Le temps va ramener l'ordre des anciens jours, a écrit Nerval. Phrase auguste. Patience, frères humains ! Le monde n'est pas ce qui se passe derrière les murs de Lagrasse.
La grâce, c'est qu'une dernière lampe continue à brûler.
La grâce, c'est que tout repoussera.
Prions pour que le climat se réchauffe.
Le Refuge
Par Frédéric Beigbeder
Me voici donc en stage de trois jours chez 42 mecs qui prient depuis mille deux cents ans le même Dieu, dans le même endroit, en chantant les mêmes mots. Peut-être que cela ne sert à rien, mais, comme le reste non plus, autant accomplir un truc beau. On peut croire par fatalisme ou désœuvrement. […]
Mon office favori est « complies », la prière du soir. Même religieusement, je reste un noctambule. Aux complies, l'obscurité envoûtante illuminée de cierges, les ombres vacillantes aux murs, l'encens inspiré emportent le fidèle dans la magie et le conduisent vers un sommeil féerique et nuageux. J'aime aussi les matines aux aurores renaissantes, quand le soleil filtre par les vitraux. Une grande croix rose fluo s'illumine au-dessus des habits blancs comme au dernier concert de Justice à l'Olympia. […]
Les prières, assis, debout, agenouillé, le dos penché, constituent des exercices physiques. Une sorte de gymnastique divine : on squatte, on remonte, on fait travailler tous ses muscles, dorsaux, cuisses, sept fois par jour aux différents offices. En cas d'athéisme, sachez que vous ne perdez pas votre temps : à Lagrasse, on entretient son corps autant que son esprit.
Le room service est méticuleux dans cette abbaye. J'ai l'impression que les chanoines se relaient pour tenter de deviner tout ce qui me manque et passent leur temps à m'aider. L'un m'apporte un tube de dentifrice, l'autre le missel pour suivre les chants grégoriens, un troisième vient frapper à ma porte quand le déjeuner est servi.
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