2019-11-18 16:05:32
Fonction logistique de l'individu « L'individu sert le système industriel non pas en lui apportant ses économies et en lui fournissant son capital, mais en consommant ses produits. Il n'y a d'ailleurs aucune autre activité religieuse, politique ou morale, à laquelle on le prépare de manière aussi complète, aussi savante et aussi coûteuse » (Galbraith).
Le système a besoin des hommes comme travailleurs (travail salarié), comme épargnants (impôts, emprunts, etc.), mais de plus en plus « comme consommateurs ». La productivité du travail est de plus en plus dévolue à la technologie et à l'organisation, l'investissement de plus en plus aux entreprises elles-mêmes (cf. l'article de Paul Fabra, Le Monde, 26 juin 1969, « Les superbénéfices et la monopolisation de l'épargne par les grandes entreprises ») - « là où l'individu en tant que tel est aujourd'hui requis et pratiquement irremplaçable, c'est en tant que consommateur ». On peut donc prédire de beaux jours et un apogée futur au système de valeurs individualistes – dont le centre de gravité se déplace de l'entrepreneur et de l'épargnant individuel, figures de proue du capitalisme concurrentiel, au consommateur individuel, s'élargissant du même coup à la totalité des individus – dans la mesure même de l'extension des structures techno-bureaucratiques.
Au stade concurrentiel, le capitalisme se soutenait encore vaille que vaille d'un système de valeurs individualistes bâtardé d'altruisme. La fiction d'une moralité sociale altruiste (héritée de toute la spiritualité traditionnelle) venait « éponger » l'antagonisme des rapports sociaux. La « loi morale » résultait des antagonismes individuels, comme la « loi du marché » des processus concurrentiels : elle préservait la fiction d'un équilibre. Le salut individuel dans la communauté de tous les chrétiens, le droit individuel limité par le droit des autres – on y a cru pendant longtemps. C'est impossible aujourd'hui : de même que le « libre marché » a virtuellement disparu au profit du contrôle monopolistique, étatique et bureaucratique, de même l'idéologie altruisme ne suffit plus à restituer un minimum d'intégration sociale. Nulle autre idéologie collective n'est venue relayer ces valeurs. Seule la contrainte collective de l'Etat vient juguler l'exacerbation des individualismes. D'où la contradiction profonde de la société civile et politique en « société de consommation » : le système est forcé de produire de plus en plus d'individualisme consommateur, qu'il est en même temps contraint de réprimer de plus en plus durement. Ceci ne peut se résoudre que par un surcroît d'idéologie altruiste (elle(même bureaucratisée : « lubrification sociale » par la sollicitude, la redistribution, le don, la gratuité, toute la propagande caritative et des relations humaines). Rentrant elle-même dans le système de la consommation, celle-ci ne saurait suffire à l'équilibrer.
La consommation est donc un puissant élément de contrôle social (par l'atomisation des individus consommateurs), mais elle entraîne par là même la nécessité d'une « contrainte bureaucratique » toujours plus forte sur le processus de consommation – laquelle sera en conséquence exaltée avec toujours plus d'énergie comme le « règne de la liberté ». On n'en sortira pas.
(Jean Baudrillard – Pour une théorie de la consommation – La société de consommation, ses mythes, ses structures)
96 viewsedited 13:05